Ressenti
Je me souviens de ce voyage en train, la nuit. De la musique et du livre qui reposait dans mon sac. L'image de la bougie, sur la couverture, avait une lueur réconfortante. Et c'était comme une évidence.
L'évidence va et vient. J'essaye encore de me rappeler ces mots échangés entre deux portes, au dernier moment. Toute la force que je pouvais y puiser. Mais... "Si Elle échoue, ce sera terrible - Mais justement, Elle réussira." Je me sens dans le même sac qu'Elle. A nouveau. Pourquoi ? Parce que je réussis. Il faut bien qu'il y ait une raison. Il me dirait peut-être encore que c'est parce que cela m'appartient, mais je pense que j'aurais plus de mal à y croire cette fois. "Ç'aurait été pour emmerder ma famille." Allez savoir. Non, peut-être que ça me réconforterait, encore. Je savais bien que ça allait me manquer. Cette explosion du sens que les mots accrochent sur le monde, souvenez-vous. Ça me manque. Ça ? Ou autre chose ! Qu'est-ce qui manque, finalement ? Objectivement, Rien ! - C'est à dire, Tout, Tout et n'importe quoi.
Humilité, Altruisme, Enthousiasme communicatif. Ce sont les trois clefs que j'ai retenues, encore que le mot d'altruisme me dérange - une connotation qui reste trop négative, dans ma tête, et trop vague aussi. On pourrait écrire des pages et des pages sur ce mot. Ça a sûrement été déjà fait, d'ailleurs. Mais c'est un concept inaplicable. Toujours trop d'effets pervers. J'aimerais trouver le moyen, pourtant... mais on me dira sûrement que ce ne sont pas des mots qui me feront avancer - et pourtant je crois que les mots parfois peuvent éclairer la pratique.
Les deux autres mots, de toute façon, humilité et enthousiasme, restent tout aussi énigmatiques et impénétrables. Je trouve très difficile d'être humble ; rien que prétendre l'être, c'est se contredire, puisque ça devient presque s'en vanter... Quant à l'enthousiasme ! Je commence à réaliser que l'histoire du sourire qui ne coûte rien mais apporte beaucoup est certes gnan-gnan - ah, encore un gros problème, le gnan-gnan -, mais ne mérite pas pour autant le mépris. Je me surprends si souvent à guetter un sourire sur le visage des autres... ou, plus encore, je me sens tellement mieux quand je souris, moi ! D'un sourire franc, pas d'un de mes demi-sourires à l'envers que je me connais bien... Enfin. Sourire n'est pas non plus enthousiasme - c'est un début. Si précieux aussi pourtant, l'enthousiasme... ah, l'enthousiasme !^^
Il y a une chose, tout de même. Quand on parle d'altruisme... quelque chose qui me trotte dans la tête et que je n'arrive plus à contourner. C'est cette histoire du ressenti. En philo, c'est dans le chapitre sur la morale, qu'on a parlé d'altruisme - même pas dans le chapitre sur autrui. Mais la morale, voilà le problème.
Je citais, l'autre jour, Camus, qui ne trouvait rien de pire que le jugement des hommes. Les hommes, justement, c'est à dire nous, ne savons nous retenir de porter sur tout un jugement de valeur - un jugement moral. Nous avons tendance à vouloir juger de tout selon un bien et un mal objectif et universel, qui vient gommer du même coup le ressenti des gens. Poussé à l'extrême, Cela donne des choses du genre "Voilà ce que je ressens - Je ne suis pas d'accord (ou : Ça n'est pas bien.)" Ce genre de propos est tellement courant que je me demande si mes lecteurs y verront de l'absurde ou le trouveront tout à fait normal. Personnellement, ça me laisse complètement ahurie. Qu'on ne soit pas d'accord avec un raisonnement, un énoncé, un jugement, une opinion, un acte, d'accord. Qu'on ne ressente pas la même chose que d'autres face à un même évènement, d'accord. Mais qu'on puisse ne pas être d'accord avec un ressenti, ça me dépasse. "Je suis en colère. - Non. - Ben... si."
Ce que quelqu'un ressent, d'une part ça me semble indiscutable, d'autre part, je crois qu'on ne peut pas le juger là-dessus, d'une façon morale. Le ressenti, pour moi, est un donné, un fait. On ne peut pas se tromper de ressenti, ni décider de ressentir ceci ou cela. Peut-être peut-on exercer un certain contrôle sur nos ressentis, mais alors, cela doit commencer par la prise en compte de notre ressenti spontané, justement. Je ne vois pas comment autrement. On a trop tendance, je pense, à condamner ce ressenti spontané, à l'enfouir, à ne surtout pas vouloir le voir pour préférer s'attribuer des ressentis plus agréables ou plus justifiables vis-à-vis des autres. On se sent coupable de ressentir. Regardez, simplement : personne ne parle jamais de ce qu'il ressent, jamais vraiment. Ou alors, on l'accuse. C'est toujours comme cela que ça se passe.
Et pourtant... si être moral, c'est être altruiste, alors être moral, ce n'est pas juger les gens et leur ressenti en référence à un quelconque bien universel. Si être moral, c'est être altruiste, alors être moral, c'est reconnaître et respecter le ressenti d'autrui. Comment ne pas voir qu'on n'aide pas quelqu'un à s'en sortir en lui disant simplement "prends-toi en main". Parce que ce "prends-toi en main" est accusateur et culpabilise ; il veut dire : c'est de ta faute si tu es dans cet état, tu n'as pas le droit de te plaindre. Alors, il ne fait qu'enfoncer l'autre et l'amener à fuir un problème qu'on lui dit inexistant alors qu'il est réel. Non. Aider quelqu'un, au contraire, c'est commencer par l'écouter, et respecter ses maux, l'autoriser à aller mal. Parce qu'il ne manquerait plus qu'il n'en ait pas le droit, il ne manquerait plus que l'on nie son mal ! Comment voulez-vous, simplement, combattre un mal dont on ne prend même pas la peine de reconnaître l'existence, ou qu'on refuse, de droit, à celui qui le porte... Non.
Tout part du ressenti. Nous avons, tous, le droit de ressentir. Et le devoir de reconnaître et de respecter le ressenti des autres. Si nous voulons les juger, jugeons-les plutôt sur des actes, et encore, toujours en regard de ce ressenti, tant que l'acte n'a pas atteint un certain degré de gravité.
...non mais c'est vrai quoi...^^