Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Altawabi's blog II
8 octobre 2006

Puis un jour ce corps infirme remue dans le ventre de Dieu

- Non, dit-elle, il ne m'aimait pas. Il aurait pu se passer de moi, de n'importe qui. On dit : un seul être vous manque et tout est dépeuplé, mais ce n'est pas vrai. Quand le monde vous manque, en effet, personne ne peut vous le repeupler. Je ne lui ai jamais repeuplé le monde, jamais. Il était comme les autres, toi, il lui fallait Yokohama, les grands boulevards, le cinéma, les élections, le travail, tout. Moi, une femme, qu'est-ce que c'était à côté ?
- En somme, dis-je, quelqu'un qui n'avait rien à dire à personne.
- C'est ça. Quelqu'un qu'on raconte comme on peut, mais qui n'a rien à dire à personne. Certains jours, je me demande si je ne l'ai pas complètement inventé, inventé quelqu'un à partir de lui. Son silence était extraordinaire, une chose que je ne pourrai jamais décrire. Et sa gentillesse, non moins extraordinaire. Il ne trouvait pas son sort affreux. Il n'avait aucun avis sur ces choses. Il s'amusait de tout. Il dormait comme un enfant. Personne, sur le bateau, n'a jamais osé le juger.
Elle hésita un peu et elle dit :
- Tu sais, quand on a connu l'innocence, quand on l'a vu dormir auprès de soi, on ne peut jamais tout à fait l'oublier.
- Ça doit beaucoup vous changer, dis-je.
- Beaucoup - elle sourit -, et je crois, pour toujours.
- J'ai toujours pensé, dis-je, que c'est plutôt quand on a fait douter quelqu'un du bien-fondé de sa morale, qu'on n'a pas vécu inutile.
- Oui, dit-elle. Il avait beau ne rien dire, c'est parce que certains comme lui n'hésitent pas à se faire beaucoup de tort que d'autres sont amenés à remettre en question bien des préjugés.
[...]
- Tu comprends, nous ne nous étions jamais dit que nous nous aimions. Sauf lui le premier soir, lorsque j'étais allée le retrouver dans sa cabine. Mais biensûr, ce soir-là, il l'a dit par surprise, dans le plaisir, et il l'aurait aussi bien dit à une putain. Si tu veux, c'est à la vie, qu'il le disait. Après, il n'a plus eu de raison de le dire. Mais moi, qui avais pourtant toutes les raisons de le lui dire, je ne le lui ai pourtant jamais dit. Ce silence à duré autant que nous, six mois. Alors, celui qui a suivi l'escale à Shangaï a été d'autant plus grand. J'étais enceinte jusqu'aux dents de tous les mots de l'amour et je ne pouvais plus accoucher d'un seul.

Marguerite Duras, Le marin de Gibraltar.

Il l'aurait dévêtue de sa robe noire avec lenteur et le temps qu'il l'eût fait une grande étape du voyage aurait été franchie.
J'ai vu Lol dévêtue, inconsolable encore, inconsolable.
Il n'est pas pensable pour Lol qu'elle soit absente de l'endroit où ce geste à lieu. Ce geste n'aurait pas eu lieu sans elle : elle est avec lui chair à chair, forme à forme, les yeux scellés à son cadavre. Elle est née pour le voir. D'autres sont nés pour mourir. Ce geste sans elle pour le voir, il meurt de soif, il s'effrite, il tombe, Lol est en cendres.
Le corps long et maigre de l'autre femme serait apparu peu à peu. Et dans une progression rigoureusement parallèle et inverse, Lol aurait été remplacée par elle auprès de l'homme de T. Beach. Remplacée par cette femme, au souffle près. Lol retient ce souffle : à mesure que le corps de la femme apparaît à cet homme, le sien s'efface, s'efface, volupté, du monde.
- Toi. Toi seule.
Cet arrachement très ralenti de la robe de Anne-Marie Stretter, cet anéantissement de velours de sa propre personne, Lol n'a jamais réussi à le mener à son terme.
Ce qui s'est passé entre eux, après le bal en dehors de sa présence, je crois que Lol n'y pense jamais. Qu'il soit parti pour toujours si elle y pensait, après leur séparation, malgré elle, resterait un bon signe en sa faveur, la confirmerait dans l'idée qu'elle avait toujours eu de lui qu'il ne vivrait de bonheur véritable que celui de la brièveté d'un amour sans retour, avec courage, rien de plus. Michael Richardson avait été aimé en son temps d'un amour trop grand, rien de plus.
Lol ne pense plus à cet amour. Jamais. Il est mort jusqu'à son odeur d'amour mort.
L'homme de T. Beach n'a plus qu'une tâche à accomplir, toujours la même dans l'univers de Lol : Michael Richardson, chaque après-midi, commence à dévêtir une autre femme que Lol et lorsque d'autres seins apparaissent, blancs, sous le fourreau noir, il en reste là ; ébloui, un Deu lassé par cette mise à nu, sa tâche unique, et Lol attend vainement qu'il la reprenne, de son corps infirme de l'autre elle crie, elle attend en vain, elle crie en vain.

Puis un jour ce corps infirme remue dans le ventre de Dieu.

Marguerite Duras, Le ravissement de Lol V. Stein.

Publicité
Publicité
Commentaires
Altawabi's blog II
  • Naissance d'un nouveau blog, d'un nouveau chez-moi. D'un nouveau moi ? Non. Jamais. Je suis ce que je suis et ce que je traine derrière moi, hein. Comme toujours. Ça, ça n'a pas changé, et ça ne changera pas. Non, c'est juste que... je déménage.
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Derniers commentaires
Archives
Publicité