Extrait.
[...]
Il y a quelques
temps, j'avais décidé d'arrêter de parler de moi. Je veux dire, en
particulier : d'écrire sur moi. Sans doute, cette décision a échoué.
Peu importe pour l'instant.
J'imagine que l'on devine aisément le
pourquoi de cette volonté. L'égocentrisme évident qui semble découler
d'une telle attitude devait forcément finir par me répugner, le jour
(toujours trop tôt arrivé) où je ne parviendrais plus à me dissimuler
son visage hideux. Me répugner, avec une force proportionnelle au goût
terriblement prononcé que je me connaissais pour l'écriture de soi, les
retours en arrière, l'exploration des souvenirs, les tentatives
angoissées d'éclairage du présent par le passé, de délimitation plus
nette des contours à mes yeux trop flous - d'un flou à faire peur,
vertigineux parfois - de ma personne (ou plutôt, peut-être, de mon
fantôme.)
A cette décision
insurmontable mais féroce de couper court à tout regard trop insistant
sur moi-même était liée, depuis plus loin peut-être, celle de trancher
dans le vif entre présent et passé, de bazarder parmi mes souvenirs
tous ceux qui n'auraient pas de prolongation assez densément concrète
et surtout assez heureuse dans le présent (c'est à dire,
finalement, l'essentiel du contenu de ma mémoire), de les boucler à
double tour dans un tiroir blindé, surtout ne plus avoir affaire à eux, jamais.
Comprenez : je voulais être heureuse. A
tout prix, peut-être. Je crois d'ailleurs que ce désir enragé ne m'a
jamais quittée, d'un bout à l'autre de mon encore bref début de vie.
Peut-être est-ce là le lot de chacun. J'ai en tout cas l'intuition très
forte qu'il ne me quittera jamais, et même ne faiblira pas d'un pouce,
quand bien même je mettrais toute ma hargne à m'efforcer de m'en
débarrasser, et malgré même la conscience trop aigüe (et pourtant
peut-être illusoire, il faut bien l'avouer) que je crois avoir de l'échec irrémédiable auquel un tel désir me semble indiscutablement voué.
Je
ne sais pas ce qu'est le bonheur. Mot à bannir de mon vocabulaire. Ce
jour où, dans un escalier du lycée, un garçon m'a demandé si je croyais
à cette chose, la question m'a semblé absolument incongrue. Aucun sens. Ne mérite pas d'être seulement relevée.
Et pourtant...
J'arrachais
de moi les souvenirs et les bouclais dans les tiroirs les plus sombres.
Fermais à clef pour toujours la porte de chambres où je les entendais
hurler. Brisais les miroirs. Le moindre atome de souffrance, ou même
vague résidu soupçonnable de désagrément était à condamner de ma
mémoire. Ma famille ne l'était plus. Des étrangers. Je me jurais de ne
jamais remettre les pieds dans cette maison où leurs fantômes de marbre
glacé se pressaient encore à Noël autour de la photographie
poussiéreuse d'un absent qui l'a toujours été. Eux dont je partage le
sang, eux que j'avais bien trop aimés.
Je suis retournée dans la
maison bien sûr, triste faiblesse. Mais ce fut sans y être. Silence de
mort sous mon crâne, haine inconsolable ; incapable de leur parler.
En moi quelque chose se fermait. Creusement. Fosse. Et la pierre
tombale qui s'abat solennellement sur le caveau des souvenirs, là sous
ma poitrine épuisée vulnérable mais inébranlable. A jamais.
Angoisse du bonheur. L'atroce ironie.
C'était
l'urgence d'amitiés et d'amours, solides, qui n'auraient pas à souffrir
d'un passé trop imparfait ; pas à souffrir de ma mélancolie, de mes
regrets. Compagnons de voyage, et de Toujours (Y'a des mots comme ça
qui rassurent - mais que personne ne prononce jamais.) La terre ferme
où poser les pieds, et marcher enfin : vers la Vie.
Pour cela, les
sacrifices nécessaires. Amitiés égorgées sur l'autel de la peur. Tout
ce qui n'est pas assez rassurant est à jeter.
Au bout du compte : le Néant.
Et me voilà seule, sans passé, sans présent, sans avenir. Sans moi. Et sans rien à écrire.
[...]