Morceau(x), II

Les vieilles illusions ont la vie dure. On voudrait dévier la course, changer de but à sa guise, ou mieux : supprimer tout horizon. A l'instar de Nietzsche, pouvoir se laisser porter par l'innocence du devenir, goûter aux joies de l'amor fati. Mais je crois que Nietzsche a tort. En un sens, Camus aussi. Notre vie a un sens... en un certain sens. Il y a dans la vie humaine (et seulment dans celle-là, je le crois) matière à parler de cause finale. Mais de cause finale inconsciente (à comprendre à la lumière de l'inconscient Freudien.) Camus lui-même le dit, finalement : notre vie a un sens, puisqu'elle tend vers quelque chose. Lorsqu'il parle d'appétit de clarté, c'est bien de cela qu'il parle. Il utilise même ce terme de nostalgie. Ce vers quoi tend la vie, cette chose assez inidentifiable mais que l'on se ressent désirer, et qui est l'abolition de la nostalige (comment lui donner une définition autre que négative, nous qui ne l'avons jamais atteinte et qui ne connaissons que son contraire : la nostalgie...), ce vers quoi tend la vie, c'est cette cause finale qui règle tous nos actes. Alors oui, notre vie a un sens - une direction, un horizon inatteignable dont il est impossible, pour tout être humain, de dévier. Appelez cet horizon comme vous le désirez, le ventre de la mère, l'infini, l'absolu, la mère tout court, le Dieu des chrétiens. Tout ceci est la même chose. Ce en quoi la vie n'a pas de sens, c'est dans son décalage avec le réel. Elle est absurde, parce que cet horizon vers lequel elle tend, il n'existe pas. Je veux dire, pas en dehors de nous, et même en nous, seulement en tant qu'il est inaccessible. Alors Nietzsche a raison de faire des généalogies, de découvrir les raisons - les horizons - cachés de nos actes. De dénoncer les nouveaux Dieux, les nouvelles idoles qui remplacent les anciennes. Mais il a tort de nous demander d'aimer le destin, dans l'innocence du devenir. Notre devenir n'est pas innocent, il tend vers quelque chose. Affronter l'absurde (camusien), s'efforcer de tenir en eveil la conscience qu'on en a, c'est simplement se défaire des illusions d'horizon pour se faire libre.

"Se défaire des illusions d'horizon pour se faire libre..."
Ce que je veux dire par là, ce n'est pas que l'on puisse se détourner de l'horizon, simplement qu'on parvienne à le prendre pour ce qu'il est : une illusion ; et une illusion démasquée n'en est plus une. Se défaire donc des illusions concernant l'horizon ; pas de l'horizon lui-même. D'où une certaine libération - sur un certain plan : libération de nos croyances ; de certaines entraves qui nous éloignaient de la vérité. Peut-être alors peut-on parler de libération théorique, ou cognitive, peut-être.

Mais peut-être faudrait-il finalement aller plus loin. Peut-être est-il aussi possible d'affaiblir le lien qui nous unit à cette horizon, de détendre les rènes qui nous maintiennent fermement dans cette direction, pour nous permettre plus d'écarts, plus de détours ; la possibilité de tourner de temps à autre, et le plus souvent possible, la tête vers d'autres paysages que notre nostalgie nous cachait...
Et peut-être que la libération des illusions peut aussi avoir cet effet pratique. En transformant la croyance au sujet de l'horizon en lucidité quant à sa qualité d'illusion, elle affaiblit en effet - comme espéré ci-dessu - ce lien qui nous rattache à cet horizon : la croyance (foi, confiance) est un effet un lien d'adhésion très fort ; contrairement à la lucidité, ou l'approche théorique fait prendre du recul par rapport à l'objet (l'horizon), et d'autant plus quand cette approche théorique met en lumière dans l'objet un caractère illusoire, découverte qui brise l'adhésion aveugle qui nous y liait si fortement.