Il faut imaginer Sisyphe heureux
Essais
Et finalement c'est toujours la même ambivalence. Cette envie de tout envoyer ballader, de se libérer de tout, de ne plus dépendre de rien. Et cette incapacité à le faire pourtant. Ces attachements qui demeurent, le sentiment qu'il faut rester fidèle à quelque chose, ne serait-ce qu'à soi-même. Pas de liberté, alors, parce qu'angoisse, angoisse de l'absence de sens. On n'arrive pas à se libérer, jamais. Mauvaise foi. Ah, peut-être qu'un jour je le ferai, je partirai, peut-être. Qui sait. Gwendoline pense plus ou moins à la même chose, en fait. Caprice de gamine ? C'est ce que disait ma mère l'autre jour. Je ne sais pas. Angoisse existentielle, surtout, je pense. Mais ça n'a peut-être pas tout à fait rien à voir. Il n'y a que les gamins pour se raconter de histoires autour de leurs angoisses existentielles, il n'y a qu'eux pour se faire un tel cinéma. Grandir, c'est oublier le cinéma, c'est faire la part des choses avec la réalité, mais heureusement il reste Sisyphe heureux.
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Et la guitare, les doigts posés sur la guitare, le frère, la musique, la mort de Dieu. La voix de la mère, la séparation. Dieu, c'est la mère finalement. Ça doit être ça, quoi d'autre ? La maison aussi, c'est la mère. La mère est partout, derrière tout. Tout ce qu'on cherche, c'est la mère. Je pense vraiment que c'est ça. Que ça explique tout, ou presque. En bonne adolescente, je ne me suis pas remise de la mort de Dieu. De la séparation d'avec la mère. En bon être humain, je ne m'en remettrai jamais complètement. Reste Sisyphe heureux.
[...]
La guitare, je disais, la musique. C'était le fil à suivre. Parce qu'il en fallait un, il le fallait. Rester fidèle à quelque chose, à soi-même dit-on, mais l'on sait qu'on se ment. On veut mettre quelque chose sur "soi-même", mais l'on sait qu'on se ment. Soi-même n'est que le résultat du jeu arbitraire des déterminismes sociaux, culturels et individuels, livré à l'angoisse d'une conscience d'elle-même qui se prend pour libre devant le vide béant de l'absence de valeurs objectives, une conscience d'elle-même qui se sent et doit se sentir responsable d'une existence finie et dépourvue de sens qu'elle ne maîtrise pourtant même pas. Cherchez le paradoxe, si seulement il n'y en a qu'un. Chercher, creuser le problème, c'est là l'important. On ne trouve pas de réponses, c'est vrai. Mais on peut comprendre ou est le problème. Il n'y a que ça qui apaise, ou peut-être pas seulement, mais c'est toujours un bonheur de comprendre où est le problème. Mon prof de philo avait raison, c'est à ça que sert la philosophie, c'est ce que disait Wittgenstein, je ne sais plus comment, c'est juste éclairer les choses. Ça n'est qu'en se donnant des objectifs humbles comme celui-là qu'on s'en sort. Et ça marche. Eclaircir les choses. J'aime la philosophie juste pour ça, j'aime la raison juste pour ça. La philosophie ne vaut pas une heure de peine, disait Pascal, il a raison. Se moquer de la philosophie, c'est vraimant philosopher ; il a raison. Ça n'est rien d'autre encore que l'histoire de Sisyphe. Mais écoutez : Sisyphe Heureux. La philosophie ne vaut pas une heure de peine parce que le rocher retombe toujours dans le fond de la vallée.
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Et Nietzsche disait...
(Pour Lucas ^^)
"Il y a une chose que nous ne savons ajourd'hui que trop bien, nous hommes de savoir : oh comme nous apprenons désormais à bien oublier, à bien ne pas savoir, comme artistes ! Et pour ce qui est de notre avenir : il n'y a guère de chance pour qu'on nous trouve sur les traces de ces adolescents égyptiens qui, la nuit, font des temples des endroits peu sûrs, enlacent des statues, et veulent dévoiler, découvrir, exposer au grand jour absolument tout ce qu'on a de bonnes raisons de tenir caché. Non, ce mauvais goût, cette volonté de vérité, de "vérité à tout prix", cette démence d'adolescent dans l'amour de la vérité - nous fait horreur : nous avons trop d'expérience, nous sommes trop sérieux, trop joyeux, trop brûlés, trop profonds pour cela... Nous ne croyons plus que la vérité reste vérité si on lui ôte ses voiles ; nous avons trop vécu, pour croire à cela. C'est pour nous une question de décence aujourd'hui que de ne pas vouloir tout voir dans sa nudité, de ne pas vouloir se mêler de tout, de ne pas tout comprendre et "savoir". Est-il vrai que le bon Dieu est présent partout ? demandait une petite fille à sa mère : "mais je trouve cela inconvenant " - avis aux philosophes ! On devrait tenir en plus haute estime la pudeur avec laquelle la nature s'est cachée derrière des énigmes et des incertitudes chamarrées. Peut-être la vérité est-elle une femme qui a de bonnes raisons de ne pas laisser voir ses raisons ? Peut-être son nom est-il, pour parler grc, Baubo ?... Oh ces Grecs ! Ils s'y connaissent, pour ce qui est de vivre : chose pour laquelle il est nécessaire de s'arrêter courageusement à la surface, au pli, à la peau, d'adorer l'apparence, de croire aux formes, aux sons, aux mots, à tout l'Olympe de l'apparence ! Ces Grecs étaient superficiels... par profondeur ! Et n'est-ce pas à cela justement que nous revenons, nous casse-cou de l'esprit, nous qui avons escaladé le plus haut et le plus dangereux sommet de la pensée contemporaine et avons de là-haut regardé tout autour, nous qui avons de là-haut regardé en bas ? En cela, ne sommes-nous pas justement - des Grecs ? Adorateurs des formes, des sons, des mots ? Et pour ce justement - artistes ?"
Friedrich Nietzsche, préface du Gai Savoir.
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Il faut imaginer Sisyphe heureux...