(ASSASSINAT.)
« Ce texte parlera de Moi. C’est que, voyez-vous, je ne sais parler de rien d’autre ; certains d’entre vous le savent bien, même si, peut-être, ils ont fait mine de l’oublier.
Cette lettre sera sans doute plus difficile à écrire que je ne le prévoyais. Il me semble, aux tremblements muets de mes mains face à la page blanche, que j’ai dû développer des défenses bien plus redoutables que je ne le croyais contre cette sorte de mouvance ingrate en moi, sur laquelle j’ai peine à déposer le mot de « sentiments. » Oui : la consonance de ce terme, et sans doute avec elle les lambeaux de sens qu’elle laisse affleurer au seuil de ma semi-conscience, me dégoûte, ainsi associée à cette image aveugle.
C’est que le mot, je crois, est ici totalement inapproprié. Le jour où j’annonçais amèrement que je n’avais plus de sentiments, on me répondait que cette annonce même en débordait. C’était faux. Il faut être un imbécile pour croire que l’amertume est un sentiment. Elle est tout le contraire. Précisément : elle en est le négatif. Le retournement dénaturé en quelque chose qui veut, diaboliquement, en nous et malgré nous, massacrer son être originel, pour n’en laisser qu’un odieux visage grimaçant, condamné à l’agonie éternelle. – Une force obscure, contre laquelle, malheureusement, on ne peut rapidement plus rien.
L’amertume est une maladie sournoise et incurable. Je pourrais ajouter avec un peu de cynisme que ce qu’elle a de pire, c’est de ne pas tuer. Mais je serai honnête : j’aime mieux une vie amère que pas de vie du tout. Pourtant je ne souhaite l’amertume à personne, quoique certains ne réaliseraient peut-être pas leur malheur. Je la vois comme un gros champignon vénéneux qui plante un beau jour son pied dans un recoin sanguinolent de votre âme, et qui pousse, qui grandit, jusqu’à envahir votre regard tout entier. Car c’est cela, l’amertume : une certaine qualité, défensive, du regard ; qui le corrompt. Ce n’est pas de la tristesse (la tristesse, elle, a la pureté du sentiment.) C’est une forteresse entre soi et soi, un rempart qui empêche de goûter à la vie.
L’amertume ne fait pas pleurer. Elle fait rire. Sans doute d’ailleurs fait-elle d’abord rire de soi-même, devant le spectacle cruel d’une entaille profonde qu’un caprice du temps a creusée dans notre propre chair. Car comment réagir autrement, si l’on veut continuer de vivre, lorsque la cicatrisation se fait trop lente ? Il semble qu’il faut mépriser la douleur, et le rire est ce mépris. Cependant, prenez garde : de rire de son propre malheur à rire de celui des autres, il n’y a qu’un pas.
Mais tout ceci est encore trop simple. L’amertume ne naît pas seulement de la vision de nos blessures, il faut encore que la raison s’en mêle, et le regard d’autrui. Souffrez en silence – ou en riant, c’est tout un –, on admirera votre force de caractère. Mais exprimez vos malheurs, vous vous attirerez le mépris. (Je tiens ici à ouvrir une parenthèse, pour rendre hommage aux âmes bienveillantes, qui ont compris que ce mépris était une faute. Car elles existent. Et si je caresse encore parfois le fol espoir de me guérir un jour de mon amertume, c’est à elles que je le dois. Je les en remercie, beaucoup ; et tâche chaque jour de leur ressembler, autant que je le peux.) [...]
(Inachevé - et dépassé -, 28-31 juillet 2008)